La Vérité à l’Ère du Chaos : Quel Avenir pour le Journalisme ?
- MAO.

 - 16 janv.
 - 5 min de lecture
 
Au début de cette année, deux hommes ont, une fois de plus, ébranlé les fondations déjà précaires du journalisme contemporain. Mark Zuckerberg, depuis ses bureaux lisses et aseptisés de Menlo Park, a annoncé la fin du programme de vérification des faits de Meta aux États-Unis. Elon Musk, le magnat de la provocation, a quant à lui affirmé que l’avenir du journalisme repose sur ce qu’il appelle le "journalisme citoyen", un euphémisme pour dire : que chacun se débrouille.
Ces décisions ne sont pas des actes isolés ; elles sont symptomatiques d’un désengagement général des plateformes technologiques vis-à-vis de la vérité. Zuckerberg, autrefois chantre d’un Internet ordonné et modéré, a choisi de transférer la responsabilité de la vérification des faits à ses utilisateurs via un système de "Community Notes". Il s’est justifié en dénonçant les vérificateurs comme biaisés et trop politisés, égratignant au passage l’administration Biden qui critiquait les pratiques de Meta en matière de modération.
Musk, de son côté, a transformé X (anciennement Twitter) en un cirque de l’imprévisible. Dans une interview récente, il a fustigé les journalistes traditionnels, affirmant que leur époque était révolue, et a placé sa foi dans une multitude d’individus non formés, mais libres de partager leurs observations brutes et non filtrées. Si le concept peut sembler séduisant dans sa quête de diversité d’opinion, il est rapidement devenu une excuse pour un laisser-faire algorithmique, où la viralité l’emporte sur la véracité.
Ces choix ne sont pas neutres. Ils s’inscrivent dans une ère où l’information est à la fois un produit et une arme, manipulée avec soin ou jetée en pâture pour nourrir les appétits insatiables des algorithmes. Zuckerberg et Musk, chacun à sa manière, jouent avec le feu dans un écosystème déjà miné par la désinformation. L’abandon du programme de vérification des faits par Meta intervient alors que Donald Trump prépare son retour en force sur la scène politique américaine. Les Community Notes, calquées sur celles de Musk, confient à des utilisateurs déjà biaisés le rôle de juges de la vérité. Ce n’est pas un filet de sécurité ; c’est une trappe prête à céder.
Pendant ce temps, X devient le théâtre d’une anarchie contrôlée, où chaque opinion, aussi farfelue soit-elle, trouve sa place et son audience. Musk n’a pas seulement ouvert la porte aux trolls et aux conspirationnistes ; il leur a offert une scène et un projecteur. Récemment, ses attaques contre des figures politiques britanniques ont encore brouillé la frontière entre plateforme sociale et tribune personnelle. Le journalisme, dans sa définition classique, n’a pas sa place ici.
Mistral AI : Une ambition française au cœur du journalisme
L’initiative de l’AFP : Une bouée dans un océan de désinformation
Dans ce maelstrom où la vérité se noie sous des vagues de contenus biaisés, recyclés, et amplifiés, l’Agence France-Presse se distingue par un acte audacieux : le déploiement de Mistral AI et de son outil phare, Le Chat. Ce chatbot, fruit d’une collaboration avec l’entreprise française Mistral AI, ne se contente pas de répondre aux questions des utilisateurs ; il agit comme une passerelle vers une archive titanesque de 38 millions de dépêches datant de 1950.
Le Chat n’est pas qu’un simple outil technologique ; c’est une déclaration. Dans un monde où les plateformes comme Meta et X renoncent à la vérification des faits, l’AFP choisit d’investir dans une IA capable de restaurer la profondeur, la mémoire et la contextualisation. Chaque événement couvert par l’agence, des grandes révolutions aux petites anecdotes oubliées, peut être remis en perspective grâce à cette intelligence artificielle. Le passé n’est plus un spectateur passif, mais une clé pour comprendre le présent.
Cette initiative n’a rien de trivial. À une époque où chaque plateforme prétend "connecter le monde" tout en favorisant sa fragmentation, l’AFP affirme que la vérité ne peut exister sans ancrage. La désinformation prospère sur l’amnésie collective ; Le Chat combat cet oubli en reliant chaque fait à un réseau complexe de récits et de sources vérifiées. Imaginez un utilisateur cherchant des informations sur une crise politique actuelle : Le Chat ne se contentera pas de lui fournir une dépêche récente. Il contextualisera les événements en remontant aux origines du conflit, en offrant des perspectives multiples et en citant des faits vérifiés sur des décennies.
Mais ce projet n’est pas qu’une prouesse technologique ; c’est un pari risqué. Car en externalisant une partie de sa mission à une IA, l’AFP court le risque d’être perçue comme déléguant sa responsabilité humaine. Après tout, si Mistral est chargé de vérifier les faits, quelle est la valeur ajoutée du journaliste ? Pourtant, l’agence voit cette innovation non pas comme une substitution, mais comme un outil complémentaire, un moyen d’amplifier le travail des reporters.
La genèse de Le Chat repose sur une collaboration avec une start-up qui, en quelques mois seulement, a redéfini le paysage de l’intelligence artificielle en Europe. Fondée en 2023 par Arthur Mensch, Guillaume Lample et Timothée Lacroix, Mistral AI s’est rapidement imposée comme un acteur clé grâce à ses modèles open source et sa capacité à lever des financements record auprès de figures emblématiques comme Eric Schmidt et Xavier Niel.
Les modèles développés par Mistral – Mistral 7B et Mixtral 8x7B – ne se contentent pas de répondre à des questions simples. Ils excèlent dans la contextualisation, la reconnaissance de biais, et l’analyse des sources multiples. Dans un monde où la désinformation est souvent une question de volume – plus de bruit pour étouffer la vérité –, ces outils permettent de faire émerger des signaux clairs au milieu du chaos.
Pour l’AFP, l’alliance avec Mistral est autant un choix stratégique qu’un acte de foi. "Nous ne nous contentons pas de rapporter les faits," a déclaré un porte-parole de l’agence. "Nous devons les protéger." Et c’est bien là le défi. Dans une époque où les institutions médiatiques sont constamment attaquées, l’AFP prend une position courageuse en affirmant que la technologie peut être un allié dans la reconquête de la vérité.
Un modèle à suivre, ou un dernier bastion ?
Mais peut-on réellement espérer que des initiatives comme Le Chat suffisent à inverser la tendance ? Le partenariat entre l’AFP et Mistral offre une lueur d’espoir, mais il repose sur un équilibre délicat. D’une part, il y a l’efficacité redoutable d’une IA conçue pour trier, valider et contextualiser. D’autre part, il y a une méfiance croissante du public envers tout ce qui semble trop "technique", trop "automatisé".
Si l’AFP parvient à convaincre que cet outil n’est pas une machine froide, mais une extension de son engagement envers le journalisme, alors Le Chat pourrait bien devenir un modèle pour d’autres organisations. Sinon, il risque de n’être qu’un dernier bastion dans une guerre perdue d’avance.
Car, en fin de compte, la survie du journalisme ne dépend pas uniquement des machines, aussi sophistiquées soient-elles. Elle dépend d’une reconquête de la confiance, d’une rééducation du public à l’analyse critique, et d’une transparence totale sur les processus journalistiques. Le Chat ne remplacera jamais le lien humain entre les reporters et leurs lecteurs. Mais il pourrait, peut-être, leur offrir une seconde chance de se retrouver.
Alors, quel avenir pour le journalisme ? Dans les cinq prochaines années, les choix des plateformes et des journalistes détermineront si la vérité peut encore s’imposer face au chaos. Si Meta et X persistent dans leur fuite en avant, si les institutions médiatiques continuent de privilégier la vitesse au détriment de la profondeur, alors l’AFP et ses alliés technologiques, aussi ambitieux soient-ils, ne pourront sauver une vérité que nous aurons abandonnée.
La question n’est pas seulement de savoir si le journalisme survivra, mais si nous, en tant que société, méritons qu’il survive. La vérité n’est pas une marchandise, mais une responsabilité. Et si nous refusons de l’assumer, alors peut-être sommes-nous déjà condamnés à vivre dans un monde où les faits ne comptent plus, où la réalité elle-même devient une option parmi d’autres.


