PSYCHANALYSE ET PUBLICITÉ, UNE RELATION COMPLIQUÉE
- Marc Dragon

- 23 janv.
- 5 min de lecture
Depuis les années 1950, la psychanalyse a progressivement infiltré le domaine de la communication, passant des canapés feutrés des cabinets freudiens aux salles de brainstorming des agences publicitaires. En un demi-siècle, la publicité et les stratégies de communication ont évolué pour devenir des outils d’analyse, voire de manipulation des masses. Mais cette évolution soulève une question fascinante et troublante : peut-on pratiquer une psychanalyse de la communication elle-même ?
De l'utilisation des mécanismes inconscients pour vendre des cigarettes dans les années 50 à l'exploitation des données personnelles pour influencer des élections en 2023, la psychanalyse, la publicité et la politique semblent aujourd'hui plus intriquées que jamais. Et si, derrière les slogans et les images, il y avait une tentative délibérée de psychanalyser la société entière, à des fins économiques, politiques et financières ?

LES ANNÉES 50 : LA NAISSANCE D’UNE COMMUNICATION PSYCHANALYTIQUE
Tout commence avec Freud, ou plutôt avec ses héritiers. Edward Bernays, le neveu de Freud et souvent appelé le "père des relations publiques", a été l’un des premiers à comprendre que les mécanismes inconscients pouvaient être utilisés pour influencer les masses. Pour lui, il ne s’agissait pas seulement de vendre un produit, mais de façonner les désirs et les besoins des consommateurs.
Dans les années 50, la publicité découvre que l’acte d’achat est profondément irrationnel. Les publicitaires s’appuient sur des concepts freudiens comme le "ça", le "moi" et le "surmoi" pour concevoir des campagnes qui parlent directement aux désirs inconscients. Marlboro ne vend pas des cigarettes ; elle vend une image de masculinité. Coca-Cola ne vend pas une boisson ; elle vend un sentiment d’appartenance et de bonheur.
Ces campagnes marquent un tournant : la publicité n’est plus simplement informative, elle devient émotionnelle et manipulative. Et surtout, elle commence à s’intéresser à ce que les gens ne disent pas, à leurs désirs refoulés, à leurs contradictions. En un sens, la communication devient une forme de psychanalyse collective, mais orientée vers la consommation.
LES ANNÉES 80 : DE LA PUBLICITÉ AU CONTRÔLE DE MASSE
Si les années 50 et 60 ont été marquées par l’influence de la psychanalyse sur la publicité, les années 80 voient une montée en puissance des neurosciences et de la psychologie cognitive. Cependant, les concepts freudiens continuent d’imprégner le discours publicitaire, mais cette fois avec une portée plus large. Ce n’est plus seulement le consommateur qui est visé, mais la société dans son ensemble.
Les grandes marques comprennent qu’elles ne vendent plus uniquement des produits, mais des valeurs et des idéologies. Nike ne vend pas des chaussures, elle vend l’idée de dépassement de soi. Apple ne vend pas des ordinateurs, elle vend la créativité et la liberté. Derrière ces campagnes se cache une tentative délibérée de façonner l’identité de l’audience, de lui faire intégrer des normes et des idéaux sociétaux.
Ce glissement vers une psychanalyse de masse n’est pas sans conséquences. Les publicitaires deviennent des "analystes de la société", identifiant les anxiétés collectives pour mieux les exploiter. L’insécurité corporelle devient une opportunité pour les marques de cosmétiques. La peur de l’isolement social devient une occasion en or pour les réseaux sociaux.
LA MANIPULATION DE MASSE
Les années 2000 marquent l’avènement de la publicité numérique, et avec elle, un nouveau degré d’intimité entre les annonceurs et leur audience. Grâce aux données personnelles, il est désormais possible de cibler des individus avec une précision chirurgicale, de prédire leurs comportements, voire de les influencer avant qu’ils ne prennent une décision.
Mais cette précision ne se limite pas à vendre des produits. La publicité devient un outil politique. Les campagnes électorales s’appuient sur les mêmes mécanismes inconscients pour mobiliser des électeurs, souvent en jouant sur leurs peurs et leurs désirs refoulés. Cambridge Analytica, par exemple, a utilisé les données de millions d’utilisateurs pour concevoir des campagnes sur mesure, basées sur les biais cognitifs et émotionnels des individus.
Ici, la psychanalyse de la communication atteint un nouveau sommet. Il ne s’agit plus seulement de vendre un produit ou une idéologie, mais de façonner la perception de la réalité elle-même. Ce qui était autrefois réservé aux cabinets des psychanalystes – l’exploration de l’inconscient – est désormais entre les mains de publicitaires, de politiciens et de géants de la technologie.
PEUT-ON PSYCHANALYSER LA COMMUNICATION ELLE-MÊME ?
La question centrale devient alors : peut-on pratiquer une psychanalyse de la communication ? En d’autres termes, peut-on utiliser les outils de la psychanalyse pour décrypter les méthodes, les objectifs et les effets de la publicité sur les sociétés modernes ?
La réponse semble être oui, mais cela implique de reconnaître que la communication est devenue un miroir de nos désirs les plus profonds et de nos angoisses collectives. Chaque campagne publicitaire, chaque stratégie politique révèle quelque chose sur l’inconscient de la société. Pourquoi les campagnes axées sur la peur fonctionnent-elles si bien ? Pourquoi les messages qui flattent l’ego ou promettent une appartenance sociale sont-ils si efficaces ?
En explorant ces questions, il devient évident que la communication n’est pas un outil neutre. Elle est façonnée par des dynamiques de pouvoir, par des idéologies, et surtout par une compréhension toujours plus fine des mécanismes inconscients.
DE FREUD À LA PUBLICITÉ MODERNE
Au fil des décennies, des lois ont été adoptées pour encadrer la publicité et limiter ses abus. Mais ces lois, bien qu’essentielles, n’ont jamais empêché les annonceurs de perfectionner leurs méthodes. En réalité, ces réglementations forcent les publicitaires à être encore plus subtils et sophistiqués. La manipulation ne disparaît pas, elle se raffine.
Aujourd’hui, les publicités ne disent plus explicitement "achetez ceci pour être heureux". Elles racontent des histoires, créent des univers, construisent des récits dans lesquels le consommateur est invité à projeter ses propres désirs. Et c’est là que la communication rejoint la psychanalyse : elle ne propose pas des réponses, mais des fantasmes, des scénarios dans lesquels les désirs inconscients peuvent s’exprimer.
La communication moderne est-elle devenue un outil de psychanalyse de masse ? Peut-être, mais pas au sens thérapeutique. Là où la psychanalyse cherche à libérer l’individu de ses névroses, la publicité, elle, s’efforce de les entretenir pour mieux les exploiter.
Pourtant, cet outil pourrait être utilisé à des fins positives. En comprenant les anxiétés et les désirs d’une société, il serait possible d’élaborer des campagnes qui ne manipulent pas, mais qui éduquent, sensibilisent et responsabilisent. À l’heure où les enjeux climatiques, sociaux et économiques sont plus pressants que jamais, la psychanalyse pourrait être réorientée pour servir le bien commun, plutôt que de simplement vendre des produits ou des idéologies.
Mais pour cela, il faudrait que les géants de la communication – et leurs clients – osent poser une question fondamentale : jusqu’où sommes-nous prêts à aller pour influencer les masses ?


